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Rétro-viseur : Les Petites Marguerites (1966)

Le Lausanne Underground Film Festival (LUFF) a débuté mercredi 17 octobre avec comme chaque année une programmation mettant l'accent sur des films oubliés ou méconnus. Entre une carte blanche à John Waters, des rétrospectives consacrées à Richard Stanley, Christoph Schlingensief, sans oublier des films actuels, le LUFF, malgré un programme conséquent, a décidé de revenir en quatre films sur une période "dorée" du cinéma d’Europe de l'Est.
Sous l’appellation "Anarchy in Marxland", vous pourrez donc (re)voir L’incinérateur de cadavre, Haut les mains, Sweet Movie et Les petites marguerites. Des œuvres qui témoignent de la vitalité (d'alors) des artistes en provenance de l'ex bloc soviétique. Une belle occasion pour THE END d'évoquer l'emblématique film de Vera Chytilova, Sedmikrasky aka Daisies aka Les petites marguerites dans notre rubrique le Rétro-viseur.

 
Du côté de chez Marx
Si un film mérite d'être qualifié de "bombe", c'est bien le second long métrage de Vera Chytilova, auprès duquel son Quelque chose d'autre fait figure d’œuvre étonnamment sage et rationnelle. C'est, en une heure et quart d'un choc visuel ininterrompu, les aventures délirantes de deux jouvencelles, Marie Un et Marie Deux. mais écoutons l'auteur : " Ce film présente un tableau de la vie d'une certaine conception de la vie qui, dans une démonstration amplifiée, montre les péripéties de la vue de deux jeunes filles. Il n'est pas ici question de critique de jeunes filles particulières qui, bien qu"extravagantes, ne sont pas typiques mais de la critique de leur style de vie dont les éléments, dans une mesure plus ou moins large, sont tirés de la vie de chacun de nous. Il s'agit de la peinture d'une vie dépravée, dans son cercle ensorcelant, de pseudo-rapports et de pseudo-valeurs menant au néant, à l'affectation ; peu importe si nous feignons le vice ou le bonheur (...). Ce grave problème a été traité sur un rythme très léger, à la façon d'une quelconque comédie bouffonne, accompagnée d'ombres sarcastique et d'une satire à l'égard des deux héroïnes. Je crois de cette manière provoquer une réaction critique de la part du spectateur. De même qu'en accentuant et en ridiculisant le grotesque des répliques et des événements, le spectateur, se sentant troublé, pourra prendre conscience de la réalité et du véritable propos du film."


On l'a compris : le film est une parabole. Mais comme toutes les paraboles, il peut d'abord se lire au premier degré. Ces deux ravageuses donzelles sèment le désordre et la panique partout où elles se trouvent : elles cassent, saccagent, piétinent, renversement, déchirent, incendient ; elles raillent, ridiculisent, blasphèment, chapardent ; enfin elles ne cessent pas de manger, que dis-je, elles bouffent, goinfrent, ingurgitent. Voilà, n'est-il pas vrai, un tableau fidèle de l'adolescence d'aujourd'hui : c'est presque un documentaire, en tout cas pour ce qui est de la permanente fringale, laquelle n'est naturellement, vous diront les psychiatres, qu'une transposition alimentaire d'un inextinguible besoin d'idéal. Donc cette rage de destruction, des objets matériels comme des valeurs morales est pour nos deux Marie une façon de s'affirmer, une façon aussi de résister, de "tenir le coup" : 
"Puisque tout le monde est pourri, disent-elles en substance, nous aussi nous serons pourries ! " Cette petite phrase, qui n'a l'air de rien, contient pourtant assez d'explosif pour branler les bases de toute société. Et Chytilova, sans le savoir, cite le Marquis de Sade qui écrivit en substance il y a deux siècle : " Dans un monde où tout le monde triche, la seule façon de survivre est de tricher aussi ". Mais pourquoi nos "petites marguerites" se révoltent-elles : "Parce qu'on ne nous comprend pas" se lamentent-elles et leur désespoir ne semblent pas entièrement feint puisque l'une d'elles va jusqu'à une tentative de suicide, faux suicide car si elle a bien ouvert le gaz elle a négligé de fermer la fenêtre, mais hantise de la mort, indiscutablement. C'est cette inquiétude profonde qui donne à leur rage de vivre toute sa gravité : il faut vivre sa vie, vivre à tout prix (ces formules évoquent irrésistiblement d'autres films dont l'inspiration est voisine), "tout essayer" tant que c'est possible, avant la noyade finale (Nous nous noyons parce que nous sommes pourries !") ou l'apocalypse atomique. 

Car enfin, il s'agit bien d'une parabole. Ces demoiselles sont pourries parce qu'elles sont victime d'une société et d'un monde organisés (désorganisés) par les adultes. "Pourquoi cherchez-vous à nous pervertir ?" lancent-elles aux vieux messieurs qui les invitent à déjeuner, en quête d'une bonne fortune. Encore cette "perversion" n'est-elle pas grand chose au regard du danger de guerre qui plane sur le monde et dont les images qui accompagnent le générique et terminent le film évoquent la terrifiante menace. Et la morale de l’œuvre est explicitement donnée à la dernière image par une formule qui s'inscrit avec un crépitement de mitrailleuse : "Ce film est dédié à ceux qui ne s'indignent  que pour des salades piétinées ". En d'autres termes à ceux qui s'emportent contre les timides débordements d'une jeunesse assoiffée de vie et de bonheur mais qui dorment sur leurs deux oreilles tandis qu'un génocide s'accomplit au Vietnam. Ainsi, alors que l'injustice et le crime sont tolérées, la vie quotidienne se remplit d'interdits et de tabous et certain ballet visuel de portes soigneusement cadenassées ne laisse pas de doute sur les intentions de la réalisatrice. 
C'est du moins une lecture possible de son film, puisqu'elle laisse délibérément la voie libre à de multiples interprétations. Interrogée sur le point de savoir si sa critique visait la société capitaliste ou la société socialiste, elle a répondu savoureusement : "c'est une protestation contre l'idiotie : mais peut-on choisir entre les diverses formes d'idioties ?" Dont acte. il reste que Chytilova est Tchécoslovaque et que ce n'est pas solliciter son film que d'y voir (et le film a été très mal vu par les dirigeants politiques du pays) une satire sournoise tendance à l'embourgeoisement d'une société de consommation : le saccage des pompes alimentaires du diner officiel est significatif à cet égard. Nos deux "marguerites" allient des grâces botticelliennes à une fureur dignes des affreuses gamines de Ronald Searle : leur déchaînement, c'est quelque chose comme les exploits des sœurs Marx vus par un cinéaste marxiste. Car sous des dehors de gratuité provocante et décorative le film a de singuliers prolongements. 

Quant au traitement plastique, impossible d'en donner une idée précise par les morts. C'est le triomphe du "pop", un époustouflant collage visuel rehaussé de toutes les gloires de la couleur, un tourbillon burlesque et grotesque superbement mis en images par une artiste qui sait rendre la beauté agressive et fascinante l'invite à la réflexion. Chytilova s'exprime de façon moderne sur un thème de la plus brûlante actualité : je crois que son film est une date.

Marcel Martin in Cinéma 67, p90-91 

Les petites marguerites sont disponibles en dvd sur theendstore.com
Edition digipack cartonné contenant un livret : Les métamorphoses de l’impertinence, critique de Paul-Louis Martin et un entretien avec la réalisatrice par Michel Delahaye et Jacques Rivette (extraits des Cahiers du cinéma).
Note de l'éditeur :
 Incarnation éclatante de l’inventivité et du talent de la nouvelle vague tchèque. Ce film, censuré très rapidement après sa sortie, est devenu culte dans le monde entier. Vera Chytilova avait alors scandalisé la Nomenklatura à l’Est et époustouflé l’Ouest par sa liberté de ton et son insolence.


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